TROIS CHAPERONS DE FONTES DE PISTOLET
Cette note est la première d’une série que nous espérons avoir le temps et la plaisir de consacrer à des broderies profanes. Nous pensons qu’elles vous intéresseront et que vous nous ferez part de vos commentaires et de vos critiques.
Nous remercions Monsieur Dominique Prévôt, chargé d'études documentaires au département moderne, musée de l'Armée, d'avoir identifié un des panneaux comme étant un chaperon de fonte de pistolet et de nous avoir fourni la documentation photographique du Musée de l'Armée.
Notice technique
France, XVIII e siècle (Louis XV)
Dimensions : 0.64x0.42, 0.66x0.42, 0,55x0,44 (avec frange)
Trois chaperons de fontes de pistolet, l’un en forme d’écu trilobé à la base, Figure 1, et les deux autres, Figures 2 et 3, presque identiques, de forme pentagonale irrégulière avec un sommet arrondi. Sur velours bleu pastel, incrusté localement de velours bleu foncé, broderie en couchure et guipure de fils d’argent (filé, frisé), canetille, lame, cordonnet et paillettes.
Figure 1
Figure 2 Figure 3
La décoration
Le superbe décor est typique de la période Louis XV. Dans chacun de nos exemplaires ce décor est formé de trois éléments : deux latéraux parfaitement symétriques et un central asymétrique. Ce dernier est le même sur les trois panneaux, mais en image spéculaire sur l’un des deux panneaux de forme égale. Il est constitué d’un cartouche rocaillé formé de deux rinceaux ondoyants spiralés, décalés verticalement, greffés de digitations et enfermant une fleur stylisée à six pétales. Il est sommé d’un riche cimier ou panache sinueux à dessin de courbes et contrecourbes très accentuées et coiffé de mèches en éventail [1] (Figure 2). En partie inférieure se greffe un autre rinceau spiralé, en opposition de courbure, portant à l’extrémité une fleur à six pétales.
Sur deux des panneaux les éléments latéraux sont aussi formés de rinceaux greffés de digitations se refermant de manière complexe pour former deux cartouches remplis de treillis. Sur le panneau en forme d’écu l’arrangement des éléments latéraux est un peu moins complexe et ils ne présentent qu’un seul cartouche rempli d’un treillis.
Il est intéressant de considérer les décors de nos panneaux à la lumière des considérations de Bruno Pons [2] qui les place dans l’esprit des « compositions asymétriques » qui « entrèrent résolument dans les mœurs dès la fin du règne de Louis XIV ». Grace aux deux éléments latéraux qui équilibrent la composition, le dessin de nos broderies est loin d’être aussi « Asymétrique, déchiqueté et fantasque »[3] et hors « d’aplomb » [4] des « Cartouche(s) … rocaillé(s) » [5] propres de la période. On trouve cependant des analogies, comme dans le cartouche de la Figure 4, extrait du « Nouveau livre de cartouches utille aux peintres sculteurs et autres, inventée et dessiné par Louis Van Nerven, gravé par P. F. Tardieu [6] » et une planche de J. de la Joüe, Peintre du Roy [7], vers 1738-1749, du « Nouveaux tableaux d'ornements et rocailles, par J. de la Joüe Peintre du Roy, suivi de, Second livre de tableaux et rocailles, par J. de la Joue Peintre du Roy »
Dans la Figure 4 c’est une aile d’oiseau posée au-dessus du cartouche qui introduit le mouvement de courbes-contrecourbes du cimier du cartouche central de nos trois panneaux. La dissymétrie des cartouches des Figures 4 et 5 (à gauche), bien moins « sages » que le nôtre, est issue de la même inspiration. Les mèches du cimier de notre cartouche sont analogues à celles qui viennent couronner celui au centre de la Figure 5 (à gauche)
Figure 4 : Feuille du « Nouveau livre de cartouches utille aux peintres sculteurs et autres, inventée et dessiné par Louis Van Nerven, gravé par P. F. Tardieu »
Figure 5 : Feuille du « Nouveaux tableaux d'ornements et rocailles, par J. de la Joüe Peintre du Roy, suivi de, Second livre de tableaux et rocailles, par J. de la Joue Peintre du Roy »
Les fleurs, extrêmement stylisées et réduites à une seule rangée de pétales, que nous voyons apparaitre dans notre cartouche central sont d’inspiration presque classique et antiquisante [8] et bien moins complexes que celles illustrées par Ursula Reinhardt [9], qu’elles soient vues en vue plongeante ou de profil donnant naissance ou interpénétrant d’autres rinceaux.
L’autre ornement décoratif remplissant les cartouches des éléments latéraux est le treillis ou treillage qui provient de l’incorporation des motifs rappelant les jardins dans les décors. C’est le cas des berceaux de treillage décorant le plafond du salon de musique du château de Sans-Soucis [10], entre 1746 et 1748, et les murs de la galerie dorée du Château de Charlottenbourg à Berlin [11], probablement de la même époque. Une suite de quatre panneaux de boiseries avec des scènes de chinoiseries encadrées et surmontées par des treillages en losange d’un effet décoratif très précieux [12] a été peinte par un artiste français vers 1725.
Cet élément décoratif d’une grande simplicité se prête au remplissage d’espaces à l’intérieur des cartouches et a été utilisé assez souvent en broderie en lieu et place d’une surface lisse et monochrome, puisque comme l’écrit Pons [13] : « Ce qui est devenu important, c’est la bordure, le contour que l’on tord, l’entourage au détriment du contenu qui, … n’existe plus, puisque la bordure n’encadre désormais qu’une surface vide, blanche ou colorée ». Par exemple, un magnifique antependium brodé à Gènes vers 1730 pour la cérémonie d’inauguration de l’Abbaye de Mafra [14] au Portugal est bordé d’un treillis avec motifs quadrilobés aux croisements comme le montre la Figure 6. Ce même motif est repris dans nos panneaux, Figure 7, avec un effet optique différent dû aux matériaux utilisés, uniquement métalliques, d’une part, et au remplissage partiel de chaque losange par une paillette tenue par un brin de canetille d’autre part. On retrouve un tel arrangement dans le décor brodé d’un caparaçon du Los Angeles County Museum of Art (LACMA) (inv. 48.17a, Gift of Mrs Richard Jewett Schweppe) publié par Maeder [15].
Figure 6 : Détail du treillage d’un antependium brodé à Figure 7 : Détail du treillage d’un des
Gènes vers 1730 pour l’abbaye de Mafra, Portugal, panneaux de cet article.
Collection Cougard-Fruman, Mécénat Zaleski, Le Puy-en-Velay
L’usage
La forme des deux chaperons de fontes de pistolet identiques (à deux centimètres près pour la largeur) sont très proches de ceux dans le catalogue de la collection Moragas [16] – Figure 8 et 9 – décrites comme « pistoleras (desmontada) » - fonte de pistolet démontée – et d’exactement la même hauteur mais un peu plus larges. Le numéro 5 du même catalogue, reproduit en Figure 10, montre une « pistolera » mise en forme embellie d’une broderie très proche de la nôtre, avec un élément central asymétrique et deux éléments latéraux identiques en miroir. Elle est attribuée à un atelier espagnol de la période du roi Philippe V d’Espagne, petit-fils de Louis XIV et ayant régné de 1700 à 1746. Dans les collections du Marquis et la Marquise de Piro [17], La Valette, Malta, est une fonte de pistolet complète, Figure 11, avec encore l’étui pour le pistolet et une broderie qui se rapproche de celle du caparaçon du LACMA et de nos fontes de pistolet. Le Musée de l'Armée, Paris, possède deux paires de chaperons, l'un de la deuxième moitié du XVIII siècle (inventaire 2362 Po) et un autre (inventaire 0606) de la fin XVIII ou du début XIX siècle. Un exemplaire de chaperon est mis en scène dans le portrait de Charles III d’Espagne (1716-1788) par Antoine de Favray (1708-1798) au Musée de Beaux-Arts de La Valette. Finalement, Santoro [18] présente un bel exemple de caparaçon et fontes de pistolet datés entre 1690 et 1710 et attribués à un atelier italien. Le dessin général de la broderie est, contrairement à nos panneaux, tout à fait symétrique, et présente à l’intérieur des cartouches un motif de treillage beaucoup plus simple que celui qui adorne nos panneaux.
Figure 8 : Fonte de pistolet (N° 6), Ancienne Figure 9 : Fonte de pistolet (N° 7), Ancienne
Collection Moragas,,Barcelone, Espagne Collection Moragas,,Barcelone, Espagne
.
Figure 10 : Fonte de pistolet, Ancienne Collection Figure 11 : Fonte de pistolet, Collection Marquis
Moragas, Barcelone, Espagne. et Marquise de Piro, La Valeta, Malte.
Le chaperon de fonte de pistolet en forme d’écu peut être rapproché de ceux du Musée de l'Armée, Paris, (inventaire 3554 I) faisant partie d'un ensemble de caparaçon et fontes de la deuxième moitié du XVII siècle et probablement d'origine française. Indubitablement il fait partie d’un même ensemble avec les deux décrits précedémment et un caparaçon aujourd'hui disparu. L'ensemble se présenterait comme dans la photo du numéro 10 de Santoro [18]) et l'ensemble 3554 I du Musée de l'Armée..
La broderie
La qualité de la broderie et son état de conservation sont remarquables tenant compte des quelques 300 ans de vie des panneaux et du fait qu’ils ont certainement servi pendant une courte partie de leur longue existence.
Techniquement il s’agit d’une broderie d’argent – filé, frisé, lame, canetille, cordonnet et paillettes –en couchure et guipure. Nous allons analyser quelques détails, comme celui de la Figure 7. De gauche à droite on voit : champ en couchure de filé argent croisé de soie par quatre brins, ourlé d’un gros cordonnet de deux brins retordus enserrant un treillis formé de lames argent plissées en couchure cernées de deux brins de frisé argent avec des boucles de bouillon argent aux écoinçons et une petite paillette tenue par un brin de frisure au centre ; ensuite élément en guipure de filé argent sur carton suivie de couchure de frisé argent croisé de soie par trois brins et, finalement de la lame argent en couchure parmi des digitations en guipure. La Figure 12 montre une macrophotographie d’un élément carré du treillis mettant en évidence le travail de couchure de la lame et du frisé, les boucles de bouillon et le brin de frisure au-dessus de la paillette.
Figure 12 : Élément carré du treillis mettant en évidence
le travail de couchure de la lame et du frisé, les boucles
de bouillon et le brin de frisure au-dessus de la paillette.
Figure 13 ; Du haut vers le bas, champ en couchure
de lame croisé de fils de soie ourlé d’un gros cordon
guipé de filé riant enserrant un champ en couchure
de friséintercalé de lames.
La Figure 13 montre un champ en couchure de lame argent croisé de fils de soie pour former une « armure taffetas » ourlé d’un gros cordon guipé de filé argent riant enserrant un champ en couchure de frisé d’argent intercalé de lames.
Pour terminer, examinons la Figure 14 qui reproduit une des fleurs stylisées. De gauche à droite on a : la tête plate de la frange suivie de la couchure de frisé d’argent intercalé de lames d’argent posés de sorte à épouser le contour des rinceaux et des digitations, en guipure de filé argent sur carton. Entre les rinceaux et les bords des pétales de la fleur, le fond est en filé argent en couchure intercalé des zones, en couchure de lames, séparées par une grosse corde guipé de filé argent riant. Les pétales sont aussi en guipure de filé argent et les nervures sont indiquées par des lames argent en couchure. Le centre de la fleur est une incrustation de velours bleu foncé sur laquelle on a posé un paillon annulaire entouré de boucles de frisure enfermant un brin de bouillon. Par contre, dans la fleur se trouvant au centre du cartouche au milieu de chaque panneau il y a un motif du type « armure taffetas » composé de lames argent croisées alternativement par des brins de canetille (frisure) du plus bel effet, Figure 15.
Figure 14 : Détail d’une des fleurs avec paillon au centre
Figure 15 : Détail d’un fond composé de lames argent croisées alternativement par de brins de canetille (frisure)
Josiane & Daniel Fruman
[1] Il faut noter que les mèches sont plus courtes sur le panneau de la Figure 3 et semblent avoir été ajoutées plus tardivement, en employant une lame de cuivre plutôt que d’argent, sur le panneau de la Figure 1.
[2] PONS, Bruno, dans GRUBER, Alain (ed.), L’art décoratif en Europe – Classique et baroque, Citadelles & Mazenod, Paris, 1992, p. 345.
[3] Ibid, p. 330.
[4] Ibid, p. 32
[5] Ibid, p. 341
[6] http://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/16069-nouveau-livre-de-cartouches/?lang=fr, vers 1745-1750.
[7] http://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/14338-tableaux-d-ornements-et-de-rocailles/, Vers 1738-1749. Certaines planches montrent, comme sur la Figure 5, « deux propositions de modèles placés côte à côte jusqu’à se toucher par le milieu », ibid. p. 345.
[8] GRUBER, Alain (ed.), L’art décoratif en Europe – Classique et baroque, Citadelles & Mazenod, Paris, 1992, p. 104-105. Le tombeau de Carlo Marsuppini par Desiderio da Settignano, Florence, 1453-1455 présente une somptueuse ornementation empruntée à l’antique avec des fleurons à six pétales proches des nôtres.
[9] REINHARDT, Ursula, dans GRUBER, Alain (ed.), L’art décoratif en Europe – Classique et baroque, Citadelles & Mazenod, Paris, 1992, p. 145-147.
[10] GRUBER, Alain (ed.), L’art décoratif en Europe – Classique et baroque, Citadelles & Mazenod, Paris, 1992, p. 218, figure en haut à gauche.
[11] ibid, p. 222-223.
[12] ibid, p. 284-285.
[13] PONS, Bruno, dans GRUBER, Alain (ed.), L’art décoratif en Europe – Classique et baroque, Citadelles & Mazenod, Paris, 1992, p. 342.
[14] COUGARD-FRUMAN (Josiane) & FRUMAN (Daniel H.), Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d'œuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris, 2010, n° 61, p. 180-181 et p. 269.
[15]MAEDER, Edward, Art of the Embroiderer, Los Angeles County Museum of Art,198, p. 104-105.
[16] Exposición de cuadros-bordados-muebles-cerámica- indumentaria procedentes de la colección Moragas, Sala Parés, Barcelona, diciembre 1959.
[17] Nous remercions le Marquis et la Marquise de Piro de nous avoir reçu et de nous avoir permis de photographier quelques œuvres brodées de leur collection.
[18] SANTORO, José Luiz, Prospettiva e naturalismo nell'arte tessile tra sei e settecento, 1988, p. 28-29, n° 10.
Date de dernière mise à jour : 30/01/2020
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