CROIX DE CHASUBLE BRODÉE AVEC LES ROIS MAGES AU LOUVRE
Ma dernière visite au Louvre m’a conduit à revoir, une fois encore, la croix de chasuble[1] de la collection Martin Le Roy, exhibée dans le prodigieux environnement des « objets d’art ». Connaissant cette œuvre depuis longtemps j’aurais pu passer sans lui prêter beaucoup d’attention mais, puisque nous étions à quelques jours de la fête des rois (épiphanie), j’ai pris du temps pour la photographier, aussi bien que possible étant donné les conditions d’éclairage et de prise de vue qui y prévalent. Et puis, voilà qu’en regardant les photos avec attention je me suis rendu compte que la scène des rois mages, Figure 1, qui occupe le bras transversal et la partie haute du bras longitudinal de la croix, mérite de s’attarder à cause de nombreuses bizarreries qui la rendent particulièrement intéressante, au moins de mon point de vue. Je me propose de vous faire connaitre mes réflexions et mes interrogations qui pourront, peut-être, promouvoir les vôtres en retour.
Figure1 : Partie supérieure de la croix de chasuble
avec la représentation de l’adoration de rois mages
La scène en question, Figure 2, est coiffée par un espace supérieur constitué d’une architecture particulièrement fantaisiste. Elle est faite d’une tour centrale circulaire, à deux étages de diamètres différents, sommée d’une terrasse et posée sur un édifice crénelle de forme hexagonal, ouvert sur le devant et découvrant ainsi une voute en croisés d’ogives. De chaque côté une tour, qu’on pense de plan carré, ouverte aussi sur le devant. L’architecture pourrait être interprétée comme un baldaquin venant représenter le monde extérieur. Ceci d’autant plus qu’elle s’arrête en partie basse de façon assez abrupte par une tringle porteuse de rideaux qui viennent se replier élégamment sur la tringle pour découvrir l’image de la Vierge et l’Enfant. Que les rideaux étaient là pour protéger cette image est rendu évident par le fait qu’ils cachent partiellement le nimbe de la Vierge
Figure 2 : Détail de la partie haute du bras longitudinal de la croix.
Les rideaux ouverts nous font découvrir un intérieur, Figure 3, dont le seul ameublement est un lit imposant, placé « de trois-quarts » pourvu de quatre pieds colonne se terminant par une boule, ceux soutenant le dossier plus hauts que les deux autres. Sur le côté latéral du lit un marchepied en fait partie intégrante du meuble. Le lit semble être garni d'un traversin et est pourvu d'une couverture.
Figure 3 : Détail du groupe Vierge, Enfant, Roi Mage, Joseph.
Il est tout à fait comparable à celui, Figure 4, d’une enluminure[2] , daté de 1463, et représenté aussi de « trois-quarts ». La seule différence significative est que le marchepied est amovible au lieu d’être fixe comme dans notre cas.
Figure 4 : Lit d’une enluminure datée 1463
Revenons à la Figure 3. La Vierge, assise sur le lit, est habillée d’une robe (tunique) verte, serrée à la taille par une ceinture portant « bossettes (et) rosaces », comme dans celle[3] du Musée de Cluny. Elle est couverte, des pieds à la tête, par une cape de couleur bleu doublée de blanc. La robe et la cape retombent, en un déluge de plis, sur le lit, le marchepied et le sol. Cet effet est accentué par l’écart entre les deux genoux de la Vierge, qui provoque un creux profond dans les vêtements, et la longueur inusité de la robe qui déborde le bas de la cape[4]. Elle tient son enfant, « habillé » seulement de son nimbe trinitaire, sur son genou droit et le serre contre son ventre avec sa main droite, tandis qu’elle porte la gauche vers sa face en signe d’étonnement devant le Roi Mage, la tête nue en signe de respect, agenouillé à ses pieds. Il est habillé d’une cape de couleur verte et porte de ses deux mains une coupe au bord festonné où, l’on peut subodorer, se trouvent des bijoux ou des pièces vers lesquelles l’enfant porte sa main droite.
Figure 5 : Les deux autres rois mages.
Il est suivi par les deux autres rois, Figure 5, debout, coiffés de grands bonnets, couronnés et portant de deux mains des vases fermés (pokal), dont on devine la lourdeur par leur attitude. Le deuxième est habillé d’un manteau bleu serré à la ceinture et le troisième d’un manteau trois-quarts aux grandes manches ouvertes.
Derrière la Vierge, et accoudé sur le lit, se tient un personnage qui ne peut être que Joseph, Figure 6, vu le regard perplexe qu’il porte sur la scène qui se déroule devant lui et dont il ne semble pas beaucoup se soucier.
Figure 7 : Les trois bergers, l’étable et le bœuf.
Sur le bras droit (pour le spectateur) de la croix et derrière Joseph se trouvent trois personnages qu’on peut reconnaitre, grâce à leurs habits et chapeaux ainsi qu’au bâton porté par le premier, comme étant les trois bergers, Figure 7. Puisqu’ils ont été les premiers à venir rendre hommage à l’Enfant, ils sont certainement sur leur départ et se retournent pour regarder les riches rois, que l’un d’eux montre avec son bras gauche tendu. En dessous, enfoncé dans un creux du terrain ou un enclos, se trouve l’étable, où l’Enfant est né et dont il ne reste que la toiture, en piètre état, et un bœuf amaigri et désemparé.
Du point de vue iconographique, cette représentation de l’« adoration des rois mages » est tout à fait inhabituelle, surtout si l’on tient compte de la date attribuée à la broderie, 1380. La Sainte Famille a fait un sacré (c’est le cas de le dire) saut en deux semaines, entre le 24 décembre et le 6 janvier, passant de la couche en paille de l’étable au grand lit matelassé gardé par de rideaux. Trois possibilités : soit un miracle qui n’a été relaté dans aucun des évangiles s’est produit, soit il y a eu une intervention des services sociaux de d’Hérode, ce qui est très peu probable vu le prochain départ précipité pour l’Égypte de la famille et le « massacre des innocents » qui s’en suivit[5], soit, enfin, un achat à crédit par Joseph d’un mobilier en attente d’une cagnotte populaire dont les Rois Mages apportent le produit… Mais, allez savoir, Joseph était menuisier et il s’est peut être mis au travail pendant son congé parental et, en dépit de son âge et de son état, bâti un lit matrimonial dans un temps très court.
Après cette digression revenons à notre ouvrage et, en particulier, attachons nous à l’extraordinaire travail de broderie que nous allons découvrir ensemble.
Figure 8 : Détail de la Vierge et l’Enfant.
Il s’agit surtout de la broderie de soies polychromes au point fendu dont je vais donner quelques exemples qui me paraissent les plus pertinents. Ainsi, ce détail de la Vierge et l’Enfant, Figure 8, où l’on découvre le travail des carnations qui, par un savant mouvement tournant des points fendus donne une impression de volume, accentué par les traits sombres des yeux, du nez et de la bouche. Cette qualité de tridimensionnalité est obtenue dans la représentation des étoffes en faisant usage de nombreuses nuances, comme dans les détails, très élaborés, des plis des rideaux et de la couverture du lit et ceux de la cape, de la robe et de la ceinture de la Vierge.
Figure 9 : Détail du vieux roi mage et de l’Enfant
Le détail du vieux roi mage et l’Enfant, Figure 9, autour de la coupe ouverte est aussi explicite quant à la qualité du travail, surtout si on considère la difficulté de représenter convenablement les mains du roi tenant la coupe.
Figure 10 : Détail d’une broderie allemande montrant le décor tourbillonnant des nimbes.
La couchure de filés argent des nimbes, croisés de sorte à produire un effet tourbillonnant, typique des ouvrages allemands et de l’Europe de l’Est, est à comparer à celle des nimbes de la Vierge et Saint Jean[6] d’une crucifixion allemande du XVe siècle de la collection Cougard-Fruman au Trésor de la Cathédrale du Puy-en-Velay. Les fonds des scènes de l’adoration des rois mages sont aussi traités en couchure avec un dessin de losanges que l’on voit très bien dans les photos, figures 5 et 6. Mais d’autres matières et techniques sont utilisées de manière fort pertinente.
Figure 11 : Détail d’un roi mage.
Ainsi, dans le détail, Figure 11, d’un roi mage on voit que sa couronne est en boucles de cannetille (frisure), et que sa poitrine est ornée d’un fermoir de perles de toute petite taille. Le couvercle du vase (pokal), est en couchure de lame croisée de filé, sommé d’un double gland en relief obtenu par l’usage de la couchure (lame ?) en guipure. La bordure de la coupe et du couvercle est représentée par un gros cordonnet argent suivi, de chaque côté, d’un double filé torsadé droit et un autre en dents de scie. La base, en piédouche, aussi en lame croisée de filés.
Arrivé à la fin de cette présentation de la chasuble du Louvre, que sa notice date précisément de 1380 et situe, aussi précisément, en Bohème, je me permets de la comparer à une autre œuvre magistrale de même origine et même date : le dos de la chasuble dite de Rokycany[7] conservée au Couvent de Sainte Agnès de Bohème dans la magnifique ville de Prague, Figure 12. La photo en noir et blanc a été prise avant 1949, date de la publication de la Ref. 7, tandis que celle en couleurs correspond à la restauration effectuée probablement avant son incorporation aux collections du Couvent de Sainte Agnès, où j’ai pu la photographier en 2011.
La première chose qui frappe est l’utilisation d’une croix en V du type flamande au lieu de la croix latine usité pendant le haut Moyen Age dans la région. La deuxième, à mon avis, est la manière dont l’artiste a incorporé avec bonheur, dans cette géométrie peu accueillante, l’image de la Vierge et de l’Enfant entourée de trois anges pourvus de grandes ailes polychromes qui volètent autour d’elle. La troisième est que la Vierge ne tient pas l’Enfant sur ses genoux, comme il est habituel dans la peinture et la sculpture de la période, mais le porte par son bras et sa jambe gauche. Il ne tient en équilibre que parce qu’il s’appuie, de sa main droite, sur le nimbe de l’un des anges, Figure 13.
Figure 12 : Dos de la chasuble dite de Rokycany (Photo NB © Ref. 6 Photo couleur © DHF)
Figure 13 : Détail du dos de la chasuble dite de Rokycany (Photo NB © Ref. 6)
La Figure 13 permet, en dépit de la mauvaise qualité de l’image, d’apercevoir que deux des anges, celui en bas et celui à droite, portent des nimbes tourbillonnants, comme dans la chasuble du Louvre, Figure 8, et que le fond, entre la Vierge et les anges, est couvert « de grands ronds tournés en spirale » comme dans la broderie allemande[8] du XVe siècle de notre collection au Puy, Figure 14.
Figure 14 : Détail du fond du fragment d’orfroi avec la représentation
de Jésus au mont des oliviers (Ref. 8).
Et je m’arrête ici pour ne pas vous importuner au-delà du raisonnable en ce début d’année. N’hésitez pas à me communiquer vos commentaires et me transmettre vos corrections si vous avez le temps et le courage.
Daniel H. Fruman, 03/01/2024
[1] Les photos que j’ai prises de la croix de chasuble entière ont de méchants reflets que je n’ai pas pu éliminer. Je vous renvoie donc au site du Louvre où elles n’ont pas des reflets mais ne sont pas d’une très bonne résolution.
[2] https://daten.digitale-sammlungen.de/%7Edb/0004/bsb00045286/images/index.html?id=00045286&seite=243. L'image a été retournée horizontalement opour avoitr le lit placé commle dans la broderie.
[3] https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/ceinture-bossettes-rosaces-x-sur-du-velours-boucle_emaille_velours_argent-metal_dore?page=2 (accédée le 30/12/2023)
[4] En dépit de mes recherches, en particulier dans la banque d’images Alamy, je n’ai pas réussi à trouver un document - peinture, sculpture ou dessin se rapprochant de cette représentation de La vierge à l’Enfant, quelque soit l’époque.
[5] Mathieu, 2, 13-16
[6] COUGARD-FRUMAN (Josiane) & FRUMAN (Daniel H.), Le trésor brodé de la cathédrale du Puy en Velay : Chefs-d'œuvre de la collection Cougard-Fruman, Albin Michel, Paris, 2010, n°5, p. 44,45 et 249
[7] DROVNA (Zoroslava), La riqueza del bordado eclesiastico en checoslovaquia, Sfinx – Praga, 1949, fig. 20,21, p. 24-25
[8] COUGARD-FRUMAN (Josiane) & FRUMAN (Daniel H.), n° 4, p. 42,43 et 249
Date de dernière mise à jour : 14/10/2024
Commentaires
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- 1. de Lachaise Le 04/01/2024
Merci beaucoup! Passionnant!
Thierry se Lachaise
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