LE MOTIF EN DAMIER ET SES DÉRIVÉS DANS QUELQUES TEXTILES
L’achat récent d’un textile précolombien, probablement de la période Inca, avec un dessin géométrique très intéressant a été l’initiateur de la rédaction de cette courte note sur le motif du damier.
On pourrait relier la naissance du motif en damier à celle de l’armure textile la plus simple – la toile – obtenue par l’entrecroisement des fils de chaine et de trame. Il suffit d’imaginer que ces fils sont remplacés par des lanières d’égale largeur et de couleur unie, blanc et noir par exemple, pour obtenir le dessin le plus simple, le plus connu et le plus décoratifs de tous – le damier. À partir de là on peut développer une combinatoire de rotations, retournements, homothéties, additions, etc. permettant, par le choix judicieux de couleurs, d’obtenir d’infinies variations plus ou moins élaborées et complexes. Nous ne nous intéresserons pas aux damiers destinés à la pratique de jeux qui sont connus depuis la plus haute antiquité comme le montre une table à jeux [1] trouvée dans les fouilles de Suse et datée de 3200 ans av. J.-C. C’est aussi dans la céramique de Suse [2] que l’on rencontre des « triangles ou rectangles quadrillés ou en damier » et parfois des damiers associés à des « cercles concentriques d'où se répandent les lignes brisées de l'eau fluente » [3]
De l’Égypte ancienne à l’Amérique précolombienne…
Notre premier exemple historique est celui fourni par une boîte cylindrique à papyrus égyptienne, vers 1400 av. J.-C., du Musée du Louvre (inv. N 1319) décorée sur la totalité de sa surface d’un dessin en damier noir et blanc sauf pour quelques carrés rouges disposés en losange de sorte que l’aspect banal et répétitif soit immédiatement transformé et vivifié, Figure 1.
Figure 1 : Boite cylindrique à papyrus, vers 1400 av. J.-C., Musée du Louvre (inv. N 1319).
Photo DHF
On remarque cependant que le premier losange délimite un espace rectangulaire, plutôt que carré, de trois par quatre carreaux noirs. Cette apparente « anomalie » est-elle voulue ou purement fortuite ? Nous penchons pour la première hypothèse puisque un « accident » de l’artiste dans le chemin de la création nous semble totalement improbable, surtout si l’on considère le « dos » de l’objet, Figure 2, où l’on voit que l’on a aussi joué avec les intervalles de carreaux noirs pour donner plus de dynamisme à la décoration.
Figure 2 : Boite cylindrique à papyrus, vers 1400 av. J.-C.,
Musée du Louvre (inv. N 1319). Photo DHF
Ce qui semble extrêmement intéressant est que l’on est passé avec une grande économie de moyens et par le simple rajout d’une rangée de carrés de couleur différente, du primaire damier noir et blanc à une composition fort agréable et mouvementée comme dans les « trip around the world » de certains patchworks américains que nous aborderons plus loin.
Faisons un saut de 2000 ans dans le temps et de 12000 kilomètres dans l’espace pour considérer le triptyque de la culture Huari (700-1000 ap. J.-C.) du Pérou précolombien, Figure 3, représentant trois personnages accolés dont les corps sont couverts de « ponchos » ou « cushmas ou unkus» décorés d’une alternance de rectangles – au lieu de carreaux – noirs, rouges, blancs et rouges en diagonale.
Figure 3 : Triptyque présentant trois personnages stylisés, Huari, Pérou, 700 - 1000 ap. J.-C., 55x30cm.Vente Castor – Hara, Drouot, 26/02/2014, Serge Reynes, expert.
Ce décor est tout à fait celui de nombreux textiles précolombiens comme le montre le fragment d’un textile Nazca (200-600 ap. J.-C.), Figure 4, de notre collection ou la géométrie est aussi structurée par des carrés et rectangles mais avec une alternance de couleurs noir, rouge, lie de vin et blanc légèrement différente de celle de la Figure 3.
Figure 4 : Fragment de poncho (chusma ou unku)en tissu de coton à décor géométrique. Le dessin est composé de rectangles alternés de couleur noir, rouge, lie de vin et blanc, formant des marches d'escalier en zigzag (escalier de temple ?). Il s’agit d’un tissu à chaîne et trame apparentes formées de fils discontinus, bouclés entre eux [4]. Nazca, Pérou, 200-600 ap. J.-C., 55 x 115 cm. Collection J. & D. Fruman
Un autre exemple de ce damier en zigzag ou pyramide de notre collection, Figure 5, montre comment l’incorporation d’une rangée intermédiaire de couleur jaune dans l’alternance sombre de celui de la Figure 4 modifie l’impact graphique d’une œuvre d’une grande simplicité formelle.
Figure 5 : Fragment de poncho (chusma ou unku) en tissu de coton à décor géométrique. Le dessin est composé de petits rectangles alternés de couleur noir, jaune, rouge et blanc, formant des marches d'escalier en zigzag (escalier de temple ?). Il s’agit d’un tissu à chaîne et trame apparentes formées de fils discontinus, bouclés entre eux. Nazca, Pérou, 200-600 ap. J.-C., 45x35cm. Collection J. & D. Fruman.
Cette géométrisation de l’espace se prête à de multiples variations comme le montre le bandeau ornemental de momie de la Figure 6. Il est formé de cinq bandes étroites d’à peu près trois centimètres chacune, reliées suivant leur longueur. Chaque bande est décorée par la répétition de deux motifs rectangulaires composés d’un damier de six par quatre rangées de carreaux disposés en diagonale ; les uns de couleur rouge, noir, jaune or, vert, blanc et noir entre deux dessins en escalier noir et rouge ; les autres de couleur jaune or, vert, blanc, noir, rouge, et vert , entre deux dessins en escalier vert et jaune or. La disposition des damiers en diagonale, avec des pentes opposées, et le raccordement aléatoire des bandes composent de motifs en diagonale et en carrés d’un effet optique étonnant.
Figure 6 : Bandeau ornemental de momie formé de cinq bandes étroites reliées en longueur. Chaque bande est décorée par la répétition de deux motifs rectangulaires composés d’un damier de six rangées de carreaux disposés en diagonale ; les uns de couleur rouge, noir, jaune or, vert, blanc et noir entre deux dessins en escalier noir et rouge ; les autres de couleur jaune or, vert, blanc, noir, rouge, et vert , entre deux dessins en escalier vert et jaune or. Le raccordement aléatoire des bandes compose de motifs en diagonale et en carrés d’un effet optique étonnant. La technique de tissage est celle de la tapisserie. Nazca, Pérou, 200 – 600, 17x54cm. Collection J. & D. Fruman
Nous voyons apparaître ainsi le motif en escalier comme une conséquence logique du damier en diagonale et, en accolant deux motifs en escalier, celui de la pyramide à degrés ou à marches. Chaque bande pourrait alors être lue aussi comme la succession de pyramides à degrés, droites et inversées, en positive/négative (par substitution de couleurs l’un à l’autre), séparées par des damiers.
Cette démarche constructive s’est complexifiée par l’introduction du triangle et de la disposition en diagonale définissant des losanges. Dans un textile de la côte sud du Pérou, probablement de la période Inca (1400-1530) et récemment entré dans la collection [5], on trouve un tel dessin derivé du damier, Figure 7. On a un losange central avec un dessin « écartelé en sautoir » noir et blanc -dans le langage héraldique d’aujourd’hui - entouré successivement d’un losange jaune en créneaux, un losange à fond rouge entouré de dents de scie de couleur noir sur le fond blanc d’un losange aux sommets coupés incrusté dans un champ rouge. Chaque motif élémentaire est relié à l’autre dans la longueur par une étroite bande blanche. Dans les intervalles on a placé deux rectangles emboités noir dans jaune (et un seul blanc dans noir.
Figure 7 : Détail d'un bandeau décoratif à motifs géométriques élémentaires se répétant quatorze fois sur toute la longueur. Le bandeau est formé de deux bandes avec quatre lisières cousues sur un des côtés étroits. Tapisserie à fentes ou reps à chaîne cachée ? Pérou, Côte Sud, Inca ?, vers 1400-1530. Dimensions : 13x72 cm (chaque bande), Collection J. & D. Fruman.
… et à l’Amérique du nord
Un nouveau saut dans le temps, de seulement quelques siècles cette fois-ci, et dans l’espace, de seulement quelques milliers de kilomètres, nous amène en Amérique du Nord et en particulier dans la côte Est de ce qui est aujourd’hui les États-Unis où s’est développé l’art du patchwork. Par la nature même de sa réalisation, la mise ensemble de morceaux de tissu pour l’exécution d’un « programme » décoratif, on choisit de formes simples – triangles, carrés, rectangles – qu’on peut assembler assez facilement. Le motif appelé « four patch » est le plus simple puisqu’il associe un damier diagonal dans lequel alternent des carrés monochromes avec des carrés qui sont divisés à leur tour en quatre carrés (2x2), Figure 8.
Figure 8 : Patchworck « Four Patch variation with Honeycomb”, Amish, Ohio, Holmes County ?, 1923
De cette structuration élémentaire on peut passer à celle de « nine patch », Figure 9, où l’on fait alterner des carrés monochromes avec des carrés qui sont divisés à leur tour en neuf carrés (3x3), chacun d’eux divisé diagonalement en quatre triangles. Par le choix des couleurs, clairs et foncés, et des motifs des tissus des triangles on donne à cette construction un effet optique et mouvementé, de là son nom de moulin à vent, d’une grande fulgurance.
Figure 9 : Patchwork “Nine Patch variation with Pinwheels”, Mennonite, Pennsylvania, vers 1870.
Dans la même veine des damiers diagonaux on montre, Figure 10, un « double Irish chain » où l’on a des damiers droits « nine patch » et « four patch » qui partagent soit quatre soit deux carreaux communs pour former « des chaines » qui entourent des espaces monochromes carrés aux bords redentés ou crénelés.
Figure 10 : Patchwork « double Irish chain »,
Amish, Ohio, Holmes County, vers 1910
L’apothéose du damier en diagonale ou en losange est atteint par les patchworks dits « trip around the world » ou « sunshine and shadow » fabriqués par les Amish de Lancaster County en Pennsylvanie, Figure 11. L’impact visuel obtenu grâce à l’encadrement uni mettant en valeur le choix des coloris et leur parfaite harmonie, ainsi que la disposition des rangés et la précision de l’exécution, font de ce patchwork un chef d’œuvre d’autant plus extraordinaire qu’il a été réalisé en 1891 par un « artiste » inconnu.
Figure 11 : Patchwork du type « trip around the world » ou « sunshine and shadow »,
Amish, Lancaster County, Pennsylvanie, 1891.
Autre variation du damier, d’une intensité optique troublante, est celle des patchworks du type « ocean wave » où l’on prend comme unité de base des carrés divisés diagonalement pour former deux triangles, l’un clair et l’autre foncé, que l’on combine ensuite par la duplication, la rotation et le retournement vertical et/ou horizontal du motif de base. La Figure 12 montre, à partir d’un damier de 25 cases, et donc cinquante triangles, quatre combinaisons possibles que nous nommerons suivant le motif défini par les quatre carreaux du centre et d’après la terminologie héraldique : a) losangé, b) écartelé en sautoir, c) parti et d) gironné.
(a) (b) (c) (d)
Figure 12 : Échiquier à motifs triangulaires et ses manipulations :
a) losangé, b) écartelé en sautoir, c) parti, d) gironné.
Le motif écartelé en sautoir est repris avec des légères modifications dans le patchwork de la Figure 13. En effet, le motif central a été agrandi pour englober une rangée diagonale supplémentaire du damier tandis que dans chaque écoinçon on a remplacé une rangée par un seul triangle noir ou blanc.
Figure 13 : Patchwork « Ocean Waves variation », Americain, vers 1860.
Le motif de base du patchwork de la Figure 14 est quant à lui une variation de la manipulation gironnée de la Figure 12 comme on peut le voir sur la Figure 15.
Figure 14 : Patchwork « Ocean waves variation, with Pinwheels », Mennonite, Pennsylvanie, vers 1870.
Figure 15 : Transformation de la manipulation gironnée de la Figure 12
pour créer le motif de base du patchwork de la Figure 14.
Pour terminer cette courte présentation nous souhaitons montrer un détail d’un patchwork, Figure 16, du type « postage stamp » qui est formé de quelque 11 000 triangles de 2,5 cm de côté (la partie centrale, hors bordure, en a 10368 et la double bordure 1200) posés de sorte à définir des diagonales qui rendent la surface colorée très structurée tout en étant très « impressionniste ». Il s’agit sans aucun doute d’un tour de force de l’art du patchwork ! Nous savons qu’il a été exécuté par Mrs. Sarah Uttz, de Connellsville, Pennsylvannie vers 1870.
Figure 16 : Patchwork du type « postage stamp » formé par plus de 11 000 minuscules triangles,
Mennonite ?, Connellsville, Pennsylvanie, vers 1870..
[1] de Mecquenem, R., Fouilles de Suse 1929-1933, p. 194, fig.29(http://www.mom.fr/image_carto/ServiceImage/mecquenem/articles/Memoires_mission_archeologique_Perse_1934_25__pp177-237.pdf)
[2] Vanden Berghe, Archéologie de l’Iran ancien, E.J. Brill, Leiden, 1966, p. 73
[3] Bernolles, Jacques, Le « symbolisme » du damier sur les poteries de la haute époque asiatique et le mythe solaire des Açvin-Dioscures, Revue de l'histoire des religions, tome 168 n°2, 1965. pp. 117-154.
[4] Il consiste à fabriquer une chaîne continue au moyen de rangés de chaînes courtes, d’autant de couleurs que nécessaire, reliées l’une à l’autre par des boucles sur des segments définissant la largeur du motif. La trame, de la même couleur que la chaîne, passe ensuite sur la largeur de chaque segment en se bouclant aux chaînes d’extrémité de chaque segment.
[5] Bandeau décoratif à motifs géométriques élémentaires se répétant quatorze fois sur toute la longueur. Le bandeau est formé de deux bandes de sept motifs chacune (à gauche) cousues sur un des côtés étroits. Chaque motif élémentaire est formé par un losange central avec un dessin « écartelé en sautoir » noir et blanc entouré successivement d’un losange jaune en créneaux, un losange à fond rouge entouré de dents de scie noirs sur le fond blanc d’un losange aux sommets coupés incrusté dans un champ rouge. Chaque motif élémentaire est relié à l’autre dans la longueur par une étroite bande blanche. Dans les intervalles on a placé deux rectangles emboités noir dans jaune (et un seul blanc dans noir).
Côte Sud, Inca ?, vers 1400-1530
Dimensions : 13x72 cm chaque bande
Référence : Une bande appartenant au Textile Museum, Washington D.C., et reproduite en noir et blanc (à droite) dans F. Anton (Ancient Peruvian Textiles, Thames & Hudson, 1987, Planche 169) a un décor extrêmement proche. Elle se différencie cependant de la nôtre par la présence dans les intervalles entre les motifs losangés de la répétition de paires de trois carrés ou rectangles emboités. Concernant la technique, Anton propose soit la tapisserie à fentes soit le reps à chaine cachée. Nous penchons pour la première proposition.
Une bande (photo ci-dessous) qui parait être identique, sinon très proche, de celle du Textile Museum est présenté dans le catalogue de la vente Binoche et Giquello, Salle Drouot, 28 mars 2014, n° 22.
Date de dernière mise à jour : 14/01/2022
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