AUTRES BRODERIES EN RELIEF…

Ma note consacrée à une chasuble du musée diocésain de Vienne, en Autriche, a suscité un certain intérêt et des questions qui m’incitent à lui donner une suite. Je vais me focaliser sur la broderie en bas-relief produite aux XVe et XVIe siècles pour des ornements catholiques des territoires de l’est de l’Allemagne, de l’Autriche, la Hongrie, l’ancienne Tchécoslovaquie et la Pologne.

Louis de Farcy[1] dans son ouvrage fondateur traite de la broderie en relief, qui était connue au XIIIe siècle « comme le prouvent les belles aumônières[2] du Musée de Cluny ». Il ajoute plus tard dans son texte « La mitre de Charles de Neuchâtel et la chape d’Aragon[3], de la collection Spitzer, montrent ce qu’on entendait au XVe et au XVIe siècle par les ymaiges ellevées. À l’avant dernière exposition du Trocadéro, j’avais remarqué des orfrois, venant de Pologne, tout couverts de personnages d’un relief vraiment extraordinaires »

C’est d’un de ces travaux « extraordinaires » que nous allons essayer de donner un aperçu plus élaboré que celui de notre première note.

Il faut commencer en rappelant que les broderies en relief qui nous occupent sont mentionnées dans plusieurs ouvrages de référence. On peut  citer, par exemple, les huit broderies reproduites, fig. 310 à 317, du livre La Broderie[4]. Les lieux d’origine et dates d’exécution attribués à ces œuvres sont : Cracovie (1504), Allemagne du Sud-Franconie ( ?) (1519), Autriche (1470) et Haut-Rhin (1515). Les dates sont comprises entre 1470 et 1519, ce qui est le cas pour celles que nous verrons plus loin.

Du point de vue de la technique, donnant du volume aux personnages, elle est décrite comme « presque plastique », « haut-relief », « relief avec brocart » et « relief au glacis ». Nous allons tout simplement utiliser broderie en relief ou bas-relief, telle qu’elle est décrite par Saint-Aubin[5] en y ajoutant, cependant, qu’au lieu d’employer « de fils de Bretagne bien cirés & passés à l’aiguille ou couchés à points de soie » pour recouvrir les « gros fils écrus & cirés », et obtenir ainsi une surface lisse, le brodeur peut utiliser plutôt une étoffe (satin, si l’on considère le type d’usures que montre la figure 1) pour faciliter cette tâche qui, autrement, aurait été fort ardue.

Figure 1 : Détail du Christ en croix de la chasuble du Musée Diocésain de Vienne

Figure 1 : Détail du Christ en croix de la chasuble du Musée Diocésain de Vienne montrant l’usure de l’étoffe utilisée pour représenter la « peau », qui recouvre les « gros fils », cordes, utilisés pour rendre les volumes du corps.

ESZTERGOM

Esztergom est un lieu exceptionnel qui se trouve au bord du Danube et à une soixantaine de km de Budapest en voiture et beaucoup plus en bateau. Elle fut la capitale de la Hongrie du Xe au XIIIe siècle et se signale au visiteur par une immense basilique, construite en 1822, qui surplombe le fleuve. Elle possède un trésor fantastique, le plus riche des églises de Hongrie, avec en particulier un grand nombre de textiles religieux dont le plus ancien date du XIVe siècle. Contrairement au musée diocésain de Vienne, les photos sont interdites et malgré une lutte sournoise avec un préposé garde-chiourme on en sort rarement vainqueur. Cependant, j’ai pu prendre quelques images qui me permettront, je l’espère, d’illustrer mon propos.

Ainsi, le Christ du musée diocésain de Vienne, Figure 2 à gauche a, pour ainsi dire sa contrepartie, dans celui d’Esztergom à droite.

Figure 2, Le christ en croix, à gauche celui de Vienne et à droite celui d’Esztergon.
Figure 2, Le christ en croix, à gauche celui de Vienne et à droite celui d’Esztergom.

La position du Christ est pratiquement identique, la tête penchée à droite, les bras en Y et les pieds cloués ensemble. Les croix qui supportent le corps du Christ sont cependant très différentes ; dans l’une il s’agit de madriers et dans l’autre un arbre aux branches écotées où se collent les bras du supplicié. Le Christ de Vienne est surmonté par Dieu le Père[6] et celui d’Esztergom par la colombe du Saint Esprit. Le périzonium du premier reste modeste en dépit de son envolée latérale, tandis que celui du second, totalement dissymétrique, volètte de façon désinvolte de chaque côté.

Au niveau de la technique on note que les corps sont obtenus avec, plus ou moins de bonheur, en recouvrant le modèle en corde avec un tissu. Le torse est assez bien dessiné et, à mon avis, un peu mieux dans celui de gauche. Par contre, les jambes ont, dans les deux ouvrages, un déplaisant effet boursoufflé, dû peut être à la dégradation du rembourrage.

Là vrai différence est dans la réalisation des traits du visage. La Figure 3, montre la tête du Christ de Vienne  et d’Esztergom, à gauche et à droite respectivement. On voit à quel point le traitement des volumes de la première est notablement plus délicat et plus détaillé que celui de la seconde. En particulier : les creux des orbites, les paupières, les yeux mi-clos, l’arête du nez, les narines, les pommettes, la bouche entrouverte et ses lèvres, qui laissent apercevoir la dentition, sont d’une admirable douceur et précision. Si l’on ajoute l’ordonnancement de la chevelure et de la barbe, on peut conclure qu’il s’agit, dans le cas de Vienne, d’un brodeur bien plus adroit que celui d’Esztergom. 
Figure 3, détail de la figure du Christ de Vienne,  à gauche, et d’Esztergon, à droite.

 
Figure 3, détail de la figure du Christ de Vienne,  à gauche, et d’Esztergom, à droite.

Les différences entre ces deux ateliers se trouvent accentuées quand on considère le couple Vierge Marie et Saint Jean au pied de la croix, Figure 4. On voit à quel point le traitement des figures est raffiné à gauche –Vienne - comparé à celui de droite - Esztergom. Non seulement les figures sont indubitablement d’une meilleure qualité d’exécution mais les vêtements sont plus élégants et, à mon avis, mieux proportionnés.

     Figure 4, le couple Vierge Marie et Saint Jean au pied de la croix ; Vienne à gauche et Esztergon à droite.


Figure 4, le couple Vierge Marie et Saint Jean au pied de la croix ; Vienne à gauche et Esztergom à droite.

Il y a une autre différence entre les deux ateliers : dans l’un on a privilégié la facture esthétique et dans l’autre la richesse des matériaux employés. Si l’on retourne à la Figure 3 et que l’on regarde le nimbe de Jésus on s’aperçoit qu’il a été semé de paillettes et cerné par des perles. Ce sont aussi des perles qui viennent rehausser les éléments architecturaux et le Saint Esprit, tandis que le perizonium est totalement recouvert de perles de petites dimensions et les plis en sont indiqués par de plus grosses, Figure 5. C’est aussi le cas pour les bordures des manteaux de la Vierge et Jean dans la Figure 4 à gauche.

Cette utilisation de perles est encore plus spectaculaire dans un autre ornement d’Esztergom[7], d’origine hongroise et de 1490, dont nous présentons l’image de Sainte Catherine en Figure 6. Ici, comme pour le perizonium dans la Figure 2 (droite), la totalité de la robe, les chaussures, la couronne de la sainte et le décor hélicoïdal des deux colonnes de la niche sont en perles de deux diamètres différents. L’ombre portée du baldaquin, au niveau de la tête de la sainte, permet d’apprécier, indirectement, son fort relief7.

Figure 5. Détail du perizonium du Christ d’Esztergom
Figure 5. Détail du perizonium du Christ d’Esztergom

Figureb 6
Figure 6, Sainte Catherine, d’une chasuble de la Basilique d’Esztergom.

Cette exagération de la tridimensionnalité, portée à son paroxysme en broderie, est visible dans le détail de la Vierge à l’Enfant et du saint sous un baldaquin de la Figure 7, de même provenance et date - Hongrie, fin du XVe début du XVIe.

Figure 7, la Vierge à l’Enfant et Saint, détail d’une chasuble de la Basilique d’Esztergom.
Figure 7, la Vierge à l’Enfant et Saint, détail d’une chasuble de la Basilique d’Esztergom.

Ici on dépasse de beaucoup ce que Saint Aubin, quelques siècles plus tard, appelait « bas-relief » et on rejoint ce que Schuette et Müller-Christensen ont appelé relief « presque plastique » et « haut-relief ».

RETOUR À VIENNE

Le chemin tortueux que nous venons de parcourir nous ramène à Vienne et au « chaperon » avec broderies en haut relief que nous avons mentionné au début de la note6 sur la chasuble avec la croix en broderie en relief. Et si nous sommes retournés à Vienne c’est parce que le chaperon, daté de 1518, réuni la qualité du modelé des volumes, et en particulier des figures, et la richesse qui accordent les perles utilisées avec élégance et parcimonie. C'est évident si l’on considère la Figure 8.

Figure 8, chaperon du Musée Diocésain de Vienne  
Figure 8, chaperon du Musée Diocésain de Vienne.

Sous un baldaquin architecturé la Vierge, de grande taille, debout, couronnée, tient le sceptre de la main gauche et l’Enfant sur son bras droit. À sa droite, figure sainte Catherine avec ses attributs, l’épée et la roue cassée de son martyre, à gauche saint Jacques le majeur tenant le bâton de pèlerin et arborant des coquilles, à la fois sur le devant du chapeau et sur son manteau au niveau de l’épaule gauche.

Les techniques de broderie sont celles que nous avons décrites au long de cette présentation et les images de détail sont explicites pour l’œil le moins averti.

Ainsi, certains accessoires, comme la lame de l’épée ou le fragment de la roue, rayons et moyeu, de sainte Catherine, le sceptre de la Vierge, le bâton, le fermoir de cape et les coquilles de Saint Jacques, sont en métal plein (argent et argent doré ?). On signale aussi la dentelle métallique qui borde le baldaquin.   

Je ne peux m’empêcher de partager un détail de Saint Jacques, qui permet de mettre en relief (c’est le cas de le dire) la façon dont l’artiste a réalisé les traits sévères du saint, son regard, sa chevelure et sa barbe (faite avec de la canetille désordonnée savamment). Le traitement des mains est impressionnant par sa véracité.

Figure 9, Saint Jacques, détail du chaperon du Musée Diocésain de Vienne.
Figure 9, Saint Jacques, détail du chaperon du Musée Diocésain de Vienne.

L’Enfant Jésus est, de tous les personnages, le moins bien réussi. Peut-être parce qu’il est engoncé dans un habit, beaucoup trop riche et trop rigide, et présenté comme une poupée et non pas comme un être vivant.

EN GUISE DE CONCLUSION…

Il est évident que ces deux courts textes traitant des broderies en relief ne sont pas de nature à mériter une conclusion ; le sujet est tellement vaste qu’il mériterait un travail plus approfondi destiné à apporter des informations sur les ateliers - monastiques, comme par exemple ceux de Guadalupe[8] en Espagne, ou professionnels - ayant pu exercer leur talents au XVe et début du XVIe siècle dans l’Europe de l’Est. Une recherche nécessiterait la connaissance de l’allemand pour pouvoir accéder aux textes décrivant les exemples ayant appartenu à la collection Bernheimer[9], ou le hongrois pour ce qui est la référence 7 citée plus haut, ou le polonais si on a la chance de retrouver les images des œuvres mentionnés à la fin du XIXe siècle par Louis de Farcy. Tout ceci est loin de mes capacités et je laisse à la jeune génération le soin d’entreprendre de tels travaux.   

                                                                                                 Texte et photos Daniel H. Fruman

Mes vifs remerciements à Josiane Pagnon, Conservateur du patrimoine et Chercheur à l'Inventaire général du patrimoine culturel de Languedoc-Roussillon, pour sa relecture du texte et ses multiples corrections et suggestions.

[1] Louis de Farcy, La broderie du XIe siècle jusqu'à nos jours d'après des spécimens authentiques et les anciens inventaires, 1890-1900, p. 27. Accès Internet https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9752784m/f39.item                                                

[2] https://www.musee-moyenage.fr/collection/oeuvre/aumoniere-brodee.html. « Les figures sont brodées en relief et rapportées sur le tissu de fond »

[3][3] Il s’agit de la chape du Musée des Tissus de Lyon. Voir « Fastes de la couronne d'Aragon: dialogue entre les broderies et les tissus du Musée des tissus de Lyon et du Musée épiscopal de Vic, Musée des tissus de Lyon, 2010, p. 58-63.

[4] Marie Schuette et Sigrid Müller-Christensen, La Broderie, éditions Albert Morancé, 1963, p. 196-199.

[5] Charles-Germain de Saint-Aubin, L'art du brodeur, 1770 ; p. 11-12. « Broderie bas-relief « Pour broder en bas-relief des tableaux, rinceaux d’ornement , mascarons , fruits ou fleurs… le Brodeur , après avoir dessiné sur un petit métier les différentes parties de son objet , détachées les unes des autres.. , commence par exprimer les plus grandes saillies… avec de gros fils écrus & cirés… qu’il coud les uns sur les autres à plusieurs reprises , suivant le plus ou le moins de relief qu’il veut donner …, ensuite il recouvre ces premiers ligneuls en sens contraire , d’une surface de fils de Bretagne bien cirés & passés à l’aiguille ou couchés à points de soie »… « Quand chaque objet à toutes ses rondeurs & formes… les Brodeurs couvrent le tout en sens contraire aux derniers fils, avec de l’or en broche cousu à petits points alternés, d’une soie bien cirée… » Accès Internet : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1065586m/f21.image

[7] Dávid Katalin, Magyar egyházi gyűjtemények kincsei, Corvina Könyvkiadó, 1981, p. 27, fig. 106.

[8] Sebastián García, Los bordados de Guadalupe – Estudio histórico-artístico, Ediciones Guadalupe, 2006

[9] Saskia Durian-Ress, Sammlung Bernheimer Paramente 15.-19. Jahrhundert,Hirmer Verlag München, 1991

Date de dernière mise à jour : 14/12/2022