L’ART EN BRODERIE AU MOYEN ÂGE
Voici une exposition que tous les amateurs et amoureux des arts textiles, et de la broderie en particulier, se doivent de visiter sans tarder puisqu’ils n’auront pas l’opportunité d’en voir une autre aussi importante et prestigieuse avant bien longtemps. Elle est déployée dans le cadre majestueux du frigidarium des thermes romains faisant partie du Musée de Cluny et se déroule autour des œuvres du 12e au 16e siècle de cette prestigieuse institution. Elles sont entourées et mises en dialogue avec des prêts de grandes institutions comme le Musée des Tissus de Lyon, le Victoria and Albert Museum de Londres et les Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles entre autres. Ceci a permis en outre de réunir pour une fois des éléments d’un même ouvrage dispersés dans différentes collections.
Christine Descatoire, Commissaire général, a fait le choix heureux de grouper les œuvres par aire géographique avec, en particulier, les « opus », qu’ils soient anglicanum, florentinum, colonniense, parisiensi, germanicus et autres. Le parcours s’ouvre par l’espace germanique et mosan et le sublime antependium de figures de saints (saint Martin, saint Marc, saint Jean l’Évangéliste) du Musée de Cluny, Figure 1, dont le détail de la Figure 2 laisse voir le dessin losangé du fond et de la tunique de Jésus imitant un travail de vannerie tandis que les traits des figures sont indiqués par de simples lignes, non exemptes d’expressivité, en soies au point passé plat et point de tige.
Figure 1 : Antependium avec figures de saints, Aire mosane ou germanique, début du 14e siècle, Musée de Cluny, Cl. 11995, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Gérard Blot.
Figure 2 : Détail de l’antependium avec figures de saints, Aire mosane ou germanique, début du 14e siècle, Musée de Cluny, Cl. 11995, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Gérard Blot.
De la même période et probablement même origine, mais en usant des techniques très différentes, un autre antependium avec des scènes de la vie de saint Martin, Figure 3, nous permet d’apprécier comment la technique de la couchure de filés métal vient égayer les fonds et les habits - cuirasses, tuniques, mitres. Les figures sont traitées aux points fendus très fins qui tournent pour donner vie aux carnations comme dans le détail de la Figure 4 où l’on voit trois personnages tonsurés qui cachent beaucoup d’autres dont on n’a représenté que cette dernière particularité. Notez aussi la représentation de la chevelure avec des points qui semblent être de nœud.
Figure 3 : Détail de l’antependium de Saint-Martin de Liège, Pays mosan ou région parisienne ?, années 1320-1330, MRAH - Musées royaux d’Art et d’Histoire, Tx1285, © MRAH, Bruxelles
Figure 4 : Détail de l’antependium de Saint-Martin de Liège, Pays mosan ou région parisienne ?, années 1320-1330, MRAH - Musées royaux d’Art et d’Histoire, Tx1285, © DHF
De l’Angleterre et des années 1330-1340 les deux léopards ayant fait partie d’un caparaçon de cheval, Figure 5, sont un chef d’œuvre unique appartenant au Musée de Cluny. La qualité de cette broderie profane et très probablement royale, presque en totalité en filés or et argent en couchure, s’impose par l’originalité de la représentation des animaux héraldiques d’une part et par les rinceaux feuillagés semés de personnages féminins qui s’intercalent tout autour de ceux-ci. La Figure 6 montre un détail de la tête de l’un des léopards et permet d’apprécier le travail en couchure et l’inventivité des brodeurs dans le traitement des sourcils, du naseau et des lèvres en utilisant un fin cordonnet or qui se détache sur le fond de filé or. Il faut observer aussi l’emploi des soies pour colorer les oreilles et la langue de la bête.
Figure 5 : Fragment d’un caparaçon de cheval, Angleterre, vers 1330-1340, Musée de Cluny, Cl. 20367 a, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Michel Urtado
Figure 6 : Détail de la tête d’un des léopards du fragment d’un caparaçon de cheval, Angleterre, vers 1330-1340, Musée de Cluny, Cl. 20367 a, © DHF
Le petit panneau avec la représentation de la présentation au temple, Figure 7, du même origine et période, est un exemple de la production d’opus anglicanum qui « inonda » le marché européen de l’ornement liturgique au 14e siècle. On voit Joseph portant un panier avec les tourterelles offertes au Temple, Marie avec l’Enfant debout sur l’autel (même s’il n’a que quarante jours !) et Syméon qui l’accueille tenant un linge avec lequel il prendra l’Enfant dans ses bras. Détail très intéressant : la chevelure de l’Enfant est faite de brins de canetille d’or, Figure 8.
Figure 7 : La Présentation au Temple, Angleterre, vers 1340-1350, Musée de Cluny, Cl. 22821, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Michel Urtado
Figure 8 : Détail de la Présentation au Temple, , Angleterre, vers 1340-1350, Musée de Cluny, Cl. 22821, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Michel Urtado
La production française est très bien représentée par des broderies profanes ornant des aumônières d’une extrême rareté. Il en est ainsi du fragment du Musée des Tissus de Lyon, Figure 9, représentant un fauconnier où la délicatesse du dessin et la maitrise du brodeur met en relief le regard espiègle et la pose charmeuse d’un jeune homme (ou une jeune femme ?) plein(e) de grâce.
Figure 9 : Fragment d’aumônière : Fauconnier, France (Paris), vers 1340,Musée des Tissus de Lyon, MT30020.2, © Lyon, musée des Tissus et des arts décoratifs / Sylvain Pretto
Avec l’aumônière du Musée de Cluny, Figure 10, le moyen âge nous offre une version joyeuse de la musique avec ces personnages hybrides - moitié homme et train arrière animal - qui paraissent danser dans un jardin peuplé de ramages et de rubans.
Figure 10 : Aumônière : Hybrides musiciens, Paris, vers 1330-1350, Musée de Cluny, Cl. 11787, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Jean-Gilles Berizzi
Il convient de s’arrêter longuement pour admirer sans retenue la merveilleuse mitre, Figure 11, de la Sainte Chapelle - joyau du Musée de Cluny et précieux témoignage du labeur des ateliers de broderie parisiens à la fin du 14e siècle. Remarquez la richesse iconographique qui montre, de haut en bas, l’Annonciation, l’Adoration des Rois Mages entre Saint Denis et Sainte Catherine et six apôtres en buste parmi lesquels on peut reconnaitre Saint Jacques avec son bâton et sa besace de pèlerin ; le tout dans une riche architecture faite de niches s’emboitant harmonieusement dans la géométrie de la mitre médiévale. Elle est prolongée par les fanons amovibles décorés chacun d’un ange thuriféraire qui surplombe un édicule habité : l’un avec la Vierge et l’Enfant et l’autre avec un évêque mitré, agenouillé et tenant sa crosse, probablement le donateur.
Figure 11 (à gauche) : Mitre brodée de la Sainte-Chapelle, Paris (?), vers 1375-1390, Musée de Cluny, Cl. 12923, dépôt des Archives nationales (1892), © RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Michel Urtado
Du point de vue de la broderie le détail de la Figure 12 montre le travail de guipure des éléments d’architecture et celui de minuscules perles baroques blanches pour représenter la colombe du saint Esprit au-dessus de la scène de l’Annonciation. Ces perles sont aussi utilisées pour cerner d’autres éléments du décor brodés en couchure de filé métal tels que le phylactère, les ailes et le bord des manteaux de l’ange et de la Vierge, Figure 13. Figure 12 : Détail du saint Esprit de la mitre brodée de la Sainte-Chapelle, Paris (?), vers 1375-1390, Musée de Cluny, Cl. 12923, dépôt des Archives nationales (1892), © DHF
Figure 13 : Détail de la Vierge et de l’ange de l’annonciation de la mitre brodée de la Sainte-Chapelle, Paris (?), vers 1375-1390, Musée de Cluny, Cl. 12923, dépôt des Archives nationales (1892), © DHF
L’admiration se prolongera en regardant la réunion de nombreuses broderies françaises du milieu du 15e siècle avec des scènes de la vie de saint Martin et conservées au Musée de Tissus de Lyon et pour l’une d’elles au Musée de Cluny, Figure 14. La qualité du travail en couchure de filé or du fond et de soies au point fendu pour les carnations et les vêtements peut être appréciée dans le détail de la femme aveugle et son aidant, Figure 15.
Figure 14 : Guérison miraculeuse au tombeau de saint Martin, France, vers 1440-1450, Musée de Cluny, Cl. 23424, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Thierry Ollivier
Figure 15 : Détail de la femme aveugle de la Figure 14, France, vers 1440-1450, Musée de Cluny, Cl. 23424, © DHF
On retourne aux broderies germaniques du 15e siècle avec la Vierge à l’Enfant, Figure 16, nous ayant appartenu et aujourd’hui faisant partie des collections du Musée de Cluny. Christine Descatoire écrit à son sujet « D’une remarquable exécution, cette broderie emploie la technique de l’or nué : la robe et le manteau de la Vierge sont faits de filés or et argent couchés partiellement recouverts de fils de soie bleue et rouge. Les fils d’attache des filés argent du nimbe créent un effet tournoyant. Les contours en relief (manteau, nimbe et couronne de la Vierge) étaient jadis recouverts de perles de semence (il en reste une) ». Pour ceux qui seraient particulièrement intéressés par cette œuvre nous les invitons à visiter la page http://www.plaisirstextiles.com/pages/l-uvre-du-mois/une-vierge-a-l-enfant-de-1451.html de notre site plaisirstextiles.com où ils trouveront des nombreuses références iconographiques complémentaires.
Figure 16 (à gauche) : Figure d'applique : Vierge à l’Enfant, Pays germaniques ou Flandre, milieu du 15e siècle, Musée de Cluny, Cl. 23929, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Mathieu Rabeau
Une belle chasuble, Figure 17, coupée dans un très beau velours « ferronnerie » d’origine italienne et du milieu du 15e siècle est ornée avec des orfrois qui ont la particularité d’avoir été tissés au cours du troisième quart du même siècle dans la ville de Cologne (Opus Coloniense). Ce tissage est rehaussé par de la broderie de soie comme le montre le détail du groupe de la Vierge et Saint Jean, Figure 18, qui se trouve au pied de la croix sur au dos de la chasuble. Ce travail de production de « masse » appelé à satisfaire une demande importante est ce qu’Anne Godinas-Thys, historienne et collaboratrice scientifique au Trésor de la cathédrale de Liège, a opportunément appelé « le « prêt-à-orner » ecclésiastique au 15e siècle ». Cet ornement est aussi issue de notre collection et nous sommes honorés de le voir intégrer les collections du Musée de Cluny.
Dans cette section de l’exposition beaucoup d’ornements de cette origine ainsi que d’autres provenant de Flandres sont offerts au regard du visiteur.
Figure 17 (à gauche) : Chasuble, Cologne, 3ème quart du 15e siècle (orfrois); ltalie, milieu du 15e siècle (velours), Musée de Cluny, Cl. 23933, © DHF
Figure 18 : Détail de la Vierge et Saint Jean de la Chasuble de la Figure 17, Cologne, 3ème quart du 15e siècle (orfrois); ltalie, milieu du 15e siècle (velours), Musée de Cluny, Cl. 23933, © DHF
On ne peut pas la quitter sans s’attarder devant trois ouvrages d’origine germanique de la fin du 15e et début du 15Ie siècle en broderie en relief très prononcé. A titre d’exemple citons l’un des deux anges ayant constitué les bras d’une croix de chasuble, Figure 19, appartenant au Musée de Cluny.
Figure 19 : Fragment d’orfroi de chasuble : ange portant un sceptre, Pays germaniques (Cologne ?) ou Flandre, fin du 15e siècle, Musée de Cluny, Cl. 21276 b, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) /Jean-Gilles Berizzi
La parcours se termine par la section consacrée à l’opus florentinum où le visiteur à la chance de trouver réunis pour la première fois quatre panneaux brodés du milieu du 15e siècle avec des scènes de bienheureux et saints : deux appartenant au Musée de Cluny et les deux autres au Victoria & Albert Museum de Londres et aux Musées Royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles. De la première institution, la Figure 20 montre celui représentant la prédication de saint Jean Gualbert. Elle se caractérise, comme pour les autres trois panneaux de la série, par la présence d’un nombre inhabituel de personnages évoluant dans une architecture reprenant les canons de celle de la renaissance naissante et par une qualité de la broderie des figures tout à fait exceptionnelle puisqu’elle confère à chacune d’elles une individualité unique. Ceci apparait clairement dans le détail des femmes assises, Figure 21, où l’on peut aussi admirer le travail en or nué au sol et dans la robe de la dame au centre.
Figure 20 : Prédication de saint Jean Gualbert, Florence, milieu du 15e siècle, Musée de Cluny, Cl. 2154, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Michel Urtado.
Figure 21 : Détail des femmes assises de la Prédication de saint Jean Gualbert, Florence, milieu du 15e siècle, Musée de Cluny, Cl. 2154, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Michel Urtado.
Et pour finir ce court parcours limité à un petit nombre des œuvres exposées, qu’il me soit permis de me référer à la troisième broderie de notre collection ayant rejoint le Musée de Cluny. Il s’agit d’une bande d’orfroi, Figure 22, de la fin du 14e-début du 15e siècle provenant d’une chape et adaptée ensuite pour former la colonne du dos d’une chasuble (de là la malheureuse mutilation du panneau supérieur avec la scène de l’annonciation). Cette broderie est dans un remarquable état de conservation avec des couleurs ayant gardé toute leur intensité en dépit de ses plus de six cents ans d’âge.
Figure 22 : Bande d’orfroi avec scènes de la vie du Christ, Florence, dernier tiers du 14e - premier tiers du 15e siècle, Musée de Cluny, Cl. 23928, © RMN-Grand Palais (musée de Cluny, musée national du Moyen Âge) / Mathieu Rabot.
Figure 23 : Le baptême du Christ de la bande d’orfroi Figure 22, Florence, dernier tiers du 14e - premier tiers du 15e siècle, Musée de Cluny, Cl. 23928, © DHF.
Je vous souhaite une bonne et studieuse visite.
Daniel H. Fruman
Musée de Cluny, Musée national du Moyen Âge
Jusqu’au 20 janvier 2020
Date de dernière mise à jour : 30/01/2020
Commentaires
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- 1. Sophie Peschler Le 06/01/2020
Bonjour à vous,
Existe t-il un catalogue de cette exposition, si oui comment ce le procurer.
Je vous remercie d'avance et vous souhaite une belle journée.
Bien cordialement,
Sophie Peschler
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