UN ANTEPENDIUM ESPAGNOL AVEC LE « NOLI ME TANGERE »

Il s'agit d'un magnifique antependium (0,97x 2,62 m), Figure 1, sommé du texte « SI TU SUSTULISTI EUM, DICITO MIHI UBI POSUISTI EUM ». Au-dessous du bandeau et au centre est la scène de Jésus ressuscité apparaissant à Marie Madeleine - Noli me tangere - au voisinage de son tombeau vide, Figure 2. De chaque côté est, en application, un cartouche hexagonal, Figure 3, formé de fleurs stylisées enfermant le monogramme (Christogramme) du Christ en lettres majuscules – IHS – avec une croix latine posée sur la barre horizontale du H. Les cartouches s’étendent par des enroulements et des tiges portant des fleurs stylisées pour former une croix grecque.».

Figure 1

Figure 1 : Antependium "Noli me tangere"

Centre redresee reglee recadree bd   Detail cartouche bd

 

 

 

 

 

 


Figure 2 : La scène du "Noli me tangere"                            Figure 3 : Un des cartouches avec le IHS

Dans le panneau central, Jésus, à gauche, est représenté debout, nimbé, s’appuyant de son bras gauche sur une pelle et tendant sa main droite vers Marie Madeleine en signe de refus. Il est habillé d’une tunique et d’un ample manteau aux formes arrondies. Marie Madeleine est agenouillée, nimbée, habillée d’une tunique bleue et d’un riche manteau, les deux mains jointes et dirigées vers Jésus et, à ses pieds, son attribut, le vase à onguent.

Detail anges bdDerrière elle sont représentés le tombeau avec la cuve ouverte et deux anges nimbés, Figure 4, l’un d’eux soutenant le couvercle. Dans le lointain, les trois croix vides du Golgotha. Un arbre feuillu sépare l’espace de Marie Madeleine de celui du Christ et trois cyprès sont derrière Jésus, au loin. La scène est à l’intérieur d’une architecture, brodée séparément, faite de deux colonnes droites sommées de chapiteaux supportant un linteau décoré de minuscules « fenestrelles » bleu et rouge en alternance.

Figure 4 : Détail du tombeau avec les anges soulevant le couvercle

Le fond de l’antependium est en velours coupé ferronnerie décoré d’un dessin de pentalobes, enserrant une pomme de pin stylisée, sommés d’un quadrifoil et reliés deux à deux par une fleurette à deux tiges et quadrifoil. Les rangés horizontales des quadrilobes sont décalées verticalement d’un demi rapport

La broderie, exécutée sur une toile fine, est de filé or en couchure pour les nimbes, les manteaux, le vase à onguent, le tombeau, les croix et l’encadrement de la scène centrale. Elle est en nuance - exécutée en lançant une ou plusieurs nuances de soie floche d’un bout à l’autre du dessin et en les croisant ensuite avec d’autres fils de la même matière - pour le ciel, les tuniques, la végétation et les arbres. La chevelure et la barbe du Christ et la chevelure de Marie Madeleine sont traitées de la même manière avec de la soie floche croisée de points de tige très rapprochés donnant l’apparence de mèches individualisées. Les frondaisons des arbres sont obtenues en couchant des fils de soie guipés et croisés de soie en variant les couleurs, du jaune or au vert profond. La broderie centrale est complète puisque l’on retrouve sous l’encadrement architecturé le bord de la broderie avec le retour des fils d’or en couchure d’une part et quelques cinq millimètres de la toile de fond d’autre part. L’architecture, les cartouches et les lettres sont de fils d’or en couchure et soie floche jaune et bleu en broderie en nuance cernés de cordonnet soie jaune or.          

DOCUMENTATION

La scène du panneau central est conforme au texte de l’évangile selon saint Jean - chapitre 20, versets 11 à 18 - puisque Marie Madeleine « voit deux anges, en vêtements blancs, assis là où avait reposé le corps de Jésus, l'un à la tête et l'autre aux pieds » (20.12) d’une part, et, d’autre part, en se retournant elle voit Jésus, le prend pour le jardinier et lui dit " « Seigneur, si c'est toi qui l'as emporté (le corps du Christ), dis-moi où tu l'as mis, et je l'enlèverai. » (20.15). Ainsi, le moment de la rencontre est situé parfaitement par la présence des anges au tombeau et par le texte en haut de l’antependium, dont celui en caractères gras est la traduction en français.

Cette scène a fait l’objet de multiples représentations en peinture – Duccio[1], Giotto[2], Fra Angelico[3] – et en gravure - Schongauer[4], Altdorfer[5], Dürer[6] – et en textiles. Parmi ces derniers, dans un orfroi de chape « opus anglicanum » du Statens Historiska Museum de Stockholm[7], dans un antependium du milieu du  XIIIe siècle  produit dans le couvent des Augustins d’Heiningen, aujourd’hui au Feudalmuseum, Wernigerode[8], et dans un lampas figuré du deuxième quart du XIVe siècle du Metropolitan Museum de New York[9]. Le thème a été abondamment illustré dans des tapisseries. Ainsi,  une du XVe siècle au musées de Glasgow[10], une du début du XVIe siècle au Cloisters de New York[11], et une du début du XVIe siècle - vers 1515 - à l’Art Institute of Chicago[12] (Bequest of Mr. and Mrs. Martin A. Ryerson, 1937.1098). Cette dernière montre le Christ s’appuyant de la main gauche sur la traverse supérieure de la pelle, plantée entre lui et Marie Madeleine, comme dans notre broderie. Le Museo de l’Opera del Duomo de Sienne possède un antependium plus tardif, probablement du XVIIIe siècle, avec une représentation du « Noli me tangere » dans le cartouche central. À notre avis, la scène de notre antependium est une œuvre du milieu du XVe siècle, avec encore quelques maladresses dans la représentation des arbres qu’on peut rapprocher de ceux de la prédelle de la Maestà de Duccio au Museo de l’Opera del Duomo de Sienne[13].

Les deux cartouches latéraux avec le IHS, probablement du XVIe siècle ont été rapportés sur le velours de fond à une date ultérieure comme le montre le fait que les fils de fixation passent à travers le velours et la doublure en bougran vert.

Le velours est analogue à ceux des numéros 163 et 163A de la collection des Musées Royaux du Cinquantenaire de Bruxelles [14], et diffèrent du nôtre par des pentalobes tangents et non pas très légèrement écartés. Par ailleurs les dimensions du rapport du dessin dans notre cas - 0,52x0,275 m – sont tout à fait comparables à celles - 0,52x0,29 m - du numéro 163. Errera les donne comme travail italien du XVe siècle (?).

La disposition générale, avec une bande supérieure portant un texte relatif au motif principal de l’antependium proprement dit, est analogue à celle des antependia de l’Annonciation [15], Figure 5, et de la Pitié [16] du Musée Épiscopal de Vic, Espagne. Dans ces deux exemples, les scènes qui donnent le titre à l’antependium sont placées au centre et sont flanquées de part et d’autre d’un fleuron circulaire avec, en son centre, un blason. La seule chose qui différencie cette disposition de celle de notre antependium est l’absence de frange au-dessous du bandeau avec le motto. Deux autres antependia du même musée – celui de Jésus et les évangélistes [17] et celui de l’Épiphanie [18] - se distinguent par le fait que le bandeau supérieure est semé d’armoiries au lieu d’un texte mais possèdent une frange et ont exactement la même disposition.

Frontal de la anunciacion museu episcopal de vic

Figure 5 :Antependium de l’Annonciation du Musée Episcopal de Vic (110 x 243 cm), MEV 558

Les broderies de ces quatre antependia sont attribuées à l’atelier de Sant Joan de les Abadesses - localité situé en Catalogne près de la ville de Ripoll - et de la deuxième moitié du XVe siècle. Le retable brodé [19] daté de 1468 de l’Art Institute de Chicago (Gift of Mrs. Chauncey McCormick and Mrs. Richard Ely Danielson, 1927.1779a-b) a deux bandeaux - en haut et en bas de ce qu’il s’avère être une prédelle - avec des inscriptions latines se rapportant aux scènes qui y sont figurées. Dans le marché de l’art londonien [20] on trouve un antependium dont la disposition est analogue à celle de notre œuvre sans le bandeau supérieur. Il montre au centre une Vierge à l’Enfant assise sur un banc et de chaque côté un cartouche circulaire avec des tiges feuillues définissant une croix grecque. À l’intérieur des cartouches un losange enferme un faisceau (fagot) de blé ( ?) auquel on donne une interprétation héraldique incertaine. Il est donné comme français, ce qui ne nous parait pas plausible, et daté de 1420.

Plus éclairante encore est la comparaison de la tête de Marie Madeleine dans notre antependium avec celle de la Vierge dans la peinture du dyptique de l’Annonciation [21] de Luis Dalmau (vers 1400-vers 1460) au Musée des Beaux-Arts de Valencia (ancien Museo San Carlos), Figure 6. Les deux têtes sont posées de trois quarts, inclinées vers l’arrière et le menton légèrement relevé. L’ovale de la figure, le front très haut, la chevelure partagée au milieu, retombant sur l’épaule en boucles souples et dégageant complètement l’oreille, l’arc des sourcils, les paupières, et surtout le regard, où se concentre la recherche d’expression, sont incroyablement proches. La comparaison ne laisse aucun doute sur le fait que les deux œuvres sont apparentées, et que le dessin pour l’antependium a été le travail d’un artiste évoluant dans le même milieu et à la même époque : Valence vers 1430/40. Lassaigne [22] écrit, concernant l’auteur du dyptique de l’Annonciation, que « Tormo avait émis l'hypothèse — qui a été maintes fois reprise depuis, et que défend encore Gudiol en se basant sur des ressemblances de style — selon laquelle l'auteur … ne serait autre que Luis Dalmau [23] à son retour de Flandre », qui aurait pu avoir lieu avant juillet 1436. On peut se poser la question de savoir si le dessinateur de l’antependium n’était pas quelqu’un dans l’entourage de ce peintre « d’origine indubitablement valenciano[24] ».

Figure 3aFigure 3b  

                                                                                                                                                                      
 

 

 

 

 

 

Figure 6 : (a gauche) Détail de la tête de Marie-Madeleine dans l’antependium « Noli me tangere »,
(à dtroite) Détail de la tête de la Vierge dans le dytique de l’Annonciation, Musée des Beaux-Arts de Valencia, Espagne.


Une autre comparaison peut être tentée entre la tête de Christ de notre broderie et celle exécutée par Lluis Borrassa dans le panneau de la Vocation de Saint Pierre présenté dans l’exposition Cataluña 1400 [25]. La Figura 7 montre côte à côte ces deux œuvres et, même si les analogies apparaissent moins évidentes que dans le cas de la figure de Marie-Madeleine - barbe courte en V, moustaches tombantes, cheveux partis pareillement, oreille degagée - elles semblent être fortement apparentées, cependant que la peinture serait antérieure (1411-1414) d’une trentaine d’années de la broderie. En broderie, on peut comparer la tête de Christ avec celles du Christ et de Saint Jean Baptiste dans la scène du baptême du devant d’autel [26] espagnol, autour de 1530, au Victoria & Albert Museum de Londres, publié par Donald King [27] en 1970.  

Figure 4a 1Detail tete de christ cataluna 1400 lluis borrassa el gotico internacional bd p                                                                                                                                            
 

 

 

 


 

Figure 7 : (à qauche) Détail (retouné) de la tête de Christ dans l’antependium « Noli me tangere »,
(à droite)) Détail de la tête de Christ dans le panneau de la Vocation de Saint Pierre, Retable de Saint Pierre, de Lluis Borrassa dans la Parroquia de Sant Père de Terrassa, Espagne.

À notre avis, la scène centrale de notre antependium est une œuvre du milieu du XVe siècle issue d’un atelier de broderie catalan évoluant dans l’entourage de l’atelier du peintre valencien Luis Dalmau, décédé peu après 1461. L’étoffe du bandeau supérieur et du fond est incontestablement du XVe siècle et probablement vers le milieu de celui-ci. La disposition, avec un bandeau supérieur portant un texte se rapportant à la scène centrale est aussi caractéristique de la production catalane du XVe siècle. On peut conclure que l’antependium est un montage probablement de la deuxième moitié du XVe siècle ou du début du XVIe siècle. Les deux cartouches latéraux avec le IHS, probablement du XVIe siècle ont été rapportés sur le velours de fond à une date ultérieure comme le montre le fait que les fils de fixation passent à travers le velours et la doublure en bougran vert.

ÉTAT DE CONSERVATION

Bon dans l’ensemble. Le velours du fond en bon état avec quelques coupures suivant la chaîne. La broderie des carnations et des tuniques du Christ et Marie Madeleine a presque complètement disparu. Celle du ciel et de la végétation n’a survécu que partiellement. La broderie d’or en couchure est très bien conservée. Les manques n’empêchent pas une très bonne lisibilité de l’ouvrage.

Josiane & Daniel H. Fruman

 

Cet antependium a été cédé et se trouve maintenant à la Spanish Gallery,Bishop Auckland, Angleterre.

Exposition au auckland avec notre antependium httpsaucklandproject orgwp contentuploads202202spanish gallery png


REFERENCES


[7] London, Victoria and Albert Museum, Opus Anglicanum (1963), p. 40 no. 82;  https://ica.princeton.edu/opus-anglicanum/view.php?record_no=1323

[8] BAERT (Barbara),  The Embroidered Antependium of Wernigerode, Germany: Mary Magdalene and Female Spirituality in the Thirteenth Century, Konsthistorisk Tidskrift/Journal of Art History, 2007, 76:3, 147 – 167. (http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00233600701596476)

[11] The Cloisters Collection, 1956, Accession Number: 56.47. (http://www.metmuseum.org/art/collection/search/468532)

[12] Art Institute of Chicago (Bequest of Mr. and Mrs. Martin A. Ryerson, 1937.1098. (http://www.artic.edu/aic/collections/artwork/25960?search_no=1&index=2)

[14] ERRERA (Isabelle), Catalogue d'étoffes anciennes et modernes, 3ème édition, Bruxelles, Vromant & Cie, 1927, n° 163 et 163A, p. 162-164.

[20] Sam Fogg, 15D Clifford St, London W1S 4JZ. 

[21] LASSAIGNE (Jacques), La Peinture Espagnole, Skyra, 1952, p. 54, reproduction p. 57.

[22] Ibid, p. 54

[23] GUDIOL (Josep), ALCOLEA i BLANCH (Santiago), Pintura Gótica Catalana, Ediciones Poligráfica, S.A., 1986, p. 157.

[24] Ibid.

[25] CORNUDELLA (Rafael) (dir.), Cataluña 1400 El Gótico Internacional, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 2012, p. 166-169, n° 24.

[27] KING (Donald), “Medieval and Renaissance embroidery in Spain”, Victoria & Albert Museum Yearbook 2, 1970, p. 60, fig. 9 et 10.

Date de dernière mise à jour : 26/11/2024